Par Stéphane Tirard (Professeur d’épistémologie et d’histoire des sciences, Université de Nantes, responsable du programme DataSanté)

Note de lecture du livre publié en 2021, Paris, Belles Lettres.

L’historien américain Timothy Snyder, spécialiste internationalement reconnu des totalitarismes au XXe siècle, a subi, des derniers jours de 2019 jusqu’au début du mois de mars 2020, une hospitalisation pour une très grave complication d’une appendicite. Il reprend dans cet ouvrage son journal d’hospitalisation et livre une analyse du système de santé américain au travers de sa propre expérience et de l’observation de la crise sanitaire qui débutait alors. Sa maladie et son hospitalisation, soumises au prisme d’une capacité d’analyse forgée par une longue pratique de l’histoire de certains des plus grands drames collectifs du XXe siècle, le conduisent à révéler la maladie collective dont selon lui souffre la société américaine.
Dans ces pages écrites dans un style vif, qui porte la trace de la rage et de la colère dont il nous dit avoir été animé durant tous ces mois, Snyder tire quatre leçons de son expérience. La première est un rappel : « La santé est un droit de l’homme. » Sa vie professionnelle l’ayant amené à résider longuement en Autriche, il décrit le contraste entre le système de santé de ce pays et celui des USA, l’un étant salutaire et bienveillant, visant l’égalité et la gratuité, et l’autre creusant les inégalités et fondé sur les moyens financiers des patients. Il montre comment le système américain engendre un renoncement aux soins de santé de la part des citoyens non fortunés, ce qui conduit à l’acceptation d’une perte de liberté, puisque celle-ci est atteinte lors de la maladie.
La deuxième leçon affirme que « Le renouveau commence avec les enfants. » Se fondant cette fois sur les expériences liées aux grossesses de son épouse, Snyder souligne l’importance cruciale pour toute société de prendre en charge du mieux possible l’enfant dès sa naissance et selon lui « se soucier de la liberté signifie se soucier des enfants. » (p.69) Là encore, il s’appuie sur le contraste entre les deux systèmes de santé qu’il a connu.
La troisième leçon est une critique de la gestion de la crise de la Covid par Donald Trump dans laquelle Snyder soutient que « La vérité nous rendra libre. » En spécialiste des totalitarismes, il démonte le mécanisme du déni mis en œuvre par le président américain et explique comment l’arrêt des tests engendra une absence de données justifiant pour le pouvoir politique de ne rien décider, processus que Snyder assimile à de la tyrannie : « Au bout du compte, les dirigeants autoritaires n’ont guère intérêt à stopper une pandémie tant qu’ils peuvent espérer prospérer dans une atmosphère de peur manipulée. » (p.88) Il poursuit avec une critique du Big Data qui « peut révéler nos désirs, nos peurs particuliers, mais pas nos besoins communs » (p.89) notant que les sociétés de la Silicon Valley n’ont aucunement participé à une quelconque réaction contre la pandémie. Dans cette lutte, disposer de données et d’une connaissance des faits était pourtant essentiel, mais selon Snyder aucune machine ne peut compenser un mépris pour la science tel que celui affiché par le gouvernement lors de la crise. Quant aux faits, ils auraient dus être rassemblés et diffusés par la presse locale, si l’on n’avait pas fait disparaître celle-ci depuis longtemps, précisément parce qu’elle livre les faits permettant de démasquer des intérêts politiciens. Snyder scelle ici un triptyque à la fois politique et éthique : liberté – santé – connaissance. La relation entre ces trois concepts est l’objet du livre et il l’énonce ainsi  : « Nous ne pouvons être libres sans la santé, et ne pouvons être en bonne santé sans la connaissance. » (p.95)
La quatrième leçon, « Redonner le pouvoir aux médecins », est tournée vers les praticiens qu’il ne rend pas responsables de la situation désastreuse qu’il décrit. Outre le fait qu’il prône cependant un meilleur équilibre, pour en avoir vécu le besoin dans sa chair, entre « les techniques du diagnostic et des examens et celle de la conversation » (p. 99), Snyder dénonce le fait que les médecins américains ont été asservis par les objectifs de rentabilité du système hospitalier. La numérisation de l’hôpital relève selon lui de cette tendance et, suite à sa propre expérience et à des témoignages, il considère les « ordinateurs à roulettes » comme les « nouveaux chefs de service robotisés et autoritaires » (p.109) doutant de l’apport effectif du dossier médical électronique en termes de transmission de l’information médicale.
La conclusion achève de dénoncer un système médico-industriel qui aliène les classes non privilégiées en les privant d’un accès effectif à la santé. Comme un écho aux chiffres qu’il donne en ouverture de son ouvrage Snyder assène une nouvelle fois ses convictions : « Nous payons un prix extrêmement élevé pour acquérir le privilège de mourir jeune.» (p.117)

Note publiée le 11/05/2021.